Peu de sujets adoptés de manière aussi consensuelle par une majorité de pays et d’organisations auront suscité autant de débats que le développement durable. Entre écologistes progressistes et partisans de l’écologie profonde, industriels et tiers-mondistes, altermondialistes et économistes, politiciens et citoyens, et jusqu’au cœur de l’école, sa définition et les modalités de sa mise en œuvre font rarement consensus. Pourtant, il semble que l’on n’ait encore rien trouvé de mieux que ce modèle d’évolution de l’humanité pour rassembler tous ceux qui aspirent à un changement vers un monde plus respectueux des hommes et des ressources de la planète.
La contestation permanente pourrait-elle être le prix à payer contre cette portée fédératrice ? Pourrait-on même imaginer que le flou et la mollesse que l’on reproche souvent au concept soient des caractéristiques nécessaires à l’existence des espaces de libertés intellectuelle et idéologique qui permettent aux militants de toutes les causes de s’y retrouver ?
Pour mieux comprendre les controverses qui lui sont liées, nous avons tenté de caractériser, non pas l’idée même de développement durable, mais la manière dont les définitions qui en sont données sont construites et les raisons pour lesquelles elles sont défendues. Non pas ce qu’il est fondamentalement, car la question n’a comme nous le verrons que peu de sens, mais ce qu’on en dit et ce qu’on lui fait dire. Nous avons réuni ces conceptions sous la forme de quatre approches distinctes qui peuvent être appréhendées de manières indépendantes, mais néanmoins complémentaires. Elles permettent d’éclairer les débats parfois stérilisants qui animent régulièrement les différents groupes concernés par le sujet.
Un questionnement sur le monde
On déplore souvent que l’expression « développement durable » soit à la fois un pléonasme et un oxymore et que ces caractéristiques en affaiblissent la portée. Et si c’était le contraire ? Et si, justement, le développement durable avait réussi à fédérer autant de militants écologistes et altermondialistes, autant d’économistes et d’industriels, parce qu’il était suffisamment flou pour pouvoir être interprété, suffisamment souple pour que chaque citoyen responsable y trouve un espoir d’amélioration du monde ?
Nulle surprise, alors, que le développement durable suscite en retour, justement parce qu’il a réussi à réunir sous sa bannière autant de sensibilités, l’ire de ceux qui défendent les positions les plus dures ; qu’il déclenche un besoin de radicalisation, voire d’abandon du concept, auprès de ceux qui se situent à ses frontières.
Mais cette contestation consubstantielle est une force, tant que les tensions qu’elle génère ne fragilisent pas la grande idée du développement durable. Car elle nourrit la résilience du concept, en obligeant en permanence à négocier, à l’adapter aux situations qui se présentent, aux différentes cultures et idéologies, aux différents temps et espaces dans lesquels il est mis en œuvre. En ce sens, il ne faut pas nécessairement voir le développement durable comme une « solution » définitive mais plutôt, à la manière de Jacques Kheliff, ex-dirigeant syndicaliste français et directeur du développement durable chez Rhodia puis chez Solvay, comme « un questionnement ouvert sur nos manières de produire, de consommer et de décider » (Eastes & Kleinpeter).
À l’instar des concepts de démocratie, de droits de l’homme ou encore d’école, le développement durable est entré dans notre intimité quotidienne, presque comme un paradigme de civilisation. Et tout comme ces concepts, il soulève des passions et des controverses à chaque tentative de le définir précisément ou de circonscrire ses modalités d’application. Pour mieux comprendre l’origine de ces difficultés, il est utile de tenter de comprendre les discours et les argumentations qui entourent ces « grandes idées » sur lesquelles s’élaborent nos sociétés, avant d’appliquer cette compréhension à l’idée de développement durable elle-même.
L’approche programmatique
Parce qu’ils fondent des idéaux, préfigurant des « mondes meilleurs » vers lesquels leur application devrait permettre de tendre, tous ces concepts évoquent en premier lieu ce qui devrait être. À cet égard, ils peuvent être considérés comme étant essentiellement d’ordre programmatique, au sens où ils s’inscrivent dans un projet, ou programme, ne se questionnant dans un premier temps ni sur la manière ni sur les moyens d’atteindre cet idéal.
La démocratie consiste par exemple, selon Wikipédia (21 sept. 2012), en un « régime politique dans lequel le peuple est souverain ». L’école, quant à elle, pourra être définie programmatiquement comme un dispositif destiné à instruire et à sociabiliser l’ensemble des jeunes individus d’une nation. Dans une définition programmatique pure, aucun exemple n’est invoqué pour illustrer ces concepts, aucun mode opératoire n’est donné, aucun moyen n’est défini, aucune interdiction même n’est faite pour atteindre ces objectifs. En effet, illustrations, moyens et limites sont fournis par des visions d’autres ordres, qui peuvent être respectivement qualifiées de descriptive, prescriptive et normative (figure 1).
Bien évidemment, aucun concept opératoire ne peut relever de l’une de ces approches uniquement, et la vision programmatique de l’école de Jules Ferry devient partiellement normative lorsqu’elle devient laïque, partiellement prescriptive lorsqu’elle devient gratuite (seule condition pour pouvoir la rendre obligatoire) ou lorsque l’on regroupe les enfants par classes d’âges. Mais selon les situations, on observe dans les discours des colorations plus ou moins marquées qui correspondent souvent à l’une de ces quatre approches pures.
Les approches descriptives, prescriptives et normatives
L’approche descriptive se contente de décrire les faits tangibles à l’aide d’exemples significatifs et paradigmatiques, définissant ce qui peut être considéré comme représentatif du concept étudié. Ainsi, la Suisse est souvent mentionnée comme un modèle de démocratie participative, au même titre que l’école de Freinet est considérée comme archétypique du concept de pédagogie active.
L’approche prescriptive, quant à elle, définit ce qu’il faut faire pour atteindre l’objectif fixé par la définition programmatique alors que l’approche normative va plus loin en précisant ce qu’il ne faut pas faire, sous peine de s’exclure dudit cadre programmatique. Ensemble, elles reposent sur des règles et des principes explicites ou implicites, parfois sur des lois ou des chartes. Ainsi les droits de l’homme consistent essentiellement en des exhortations prescriptives, la déclaration universelle du même nom définissant les moyens à mettre en œuvre pour les respecter. Mais lorsqu’ils prétendent dicter à la Chine son comportement en termes de gestion des minorités ou d’usage de la peine de mort, ils se font normatifs (et c’est alors qu’ils sont critiqués).
Le projet d’école, quant à lui, ne peut être mis en œuvre qu’à grand renfort de règlements, de programme, de paradigmes pédagogiques mêmes, tel que le découpage des journées en périodes d’une à deux heures et des contenus en disciplines, la présence d’un seul enseignant face à quelques dizaines d’élèves attablés à des pupitres, etc. Autant d’éléments prescriptifs qui peuvent même devenir normatifs, lorsqu’on décide de l’âge de la fin de la scolarité obligatoire par exemple.
L’application au développement durable
Les mêmes catégories de visions s’appliquent au concept de développement durable, sensé lui aussi ouvrir des pistes de réflexion et d’action vers un monde meilleur. La définition donnée par Brundtland en 1986, et adoptée par les Nations unies en 1992 à Rio, relève bien, avant toute chose, d’une approche parfaitement programmatique au sens où elle fixe un idéal à atteindre : celui de satisfaire « les besoins des générations présentes sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire leurs propres besoins ».
Pour parvenir à cet idéal, l’ONU a permis l’élaboration des outils prescriptifs par excellence à travers l’idée des Agenda 21, censés guider les actions des entreprises et des collectivités. Les éco-gestes, quant à eux, outils de prédilection des associations militantes autant que des enseignants, relèvent à la fois d’approches prescriptives (en tant que moyens d’action) et normatives (en tant que limites à ne pas dépasser) : lorsque nous exhortons les enfants à couper l’eau pendant qu’ils se lavent les dents ou à éteindre la lumière en quittant une pièce, nous sommes bien dans le discours prescriptif. Un discours qui devient normatif à partir du moment où prendre un bain est présenté comme étant incompatible avec l’idée de développement durable, ou qu’il défend l’idée selon laquelle « il ne faut pas manger de fraises en hiver ». Enfin, lorsque la manière dont la ville de Curitiba (Brésil) s’est développée était présentée comme un exemple de développement durable, ou lorsque le label Max Havelaar était encore synonyme de commerce équitable, l’approche était en revanche purement descriptive.
Clarifier les postures pour éviter les malentendus
Chacune de ces approches correspond à une posture différente à l’égard du développement durable et de sa communication. Et comme pour l’école ou la démocratie, c’est la raison pour laquelle des malentendus peuvent apparaître entre les discours des différents acteurs, pourtant tous convaincus de la nécessité d’un changement radical dans nos manières de produire, de consommer, de décider et d’envisager notre rapport à la nature.
Bien trop souvent, la définition programmatique du concept est confondue avec les procédures et les exemples de ses mises en œuvre sur le terrain. Sans compter que la manière de le présenter dépend non seulement de la posture du communiquant, mais également de la nature du public auquel s’adresse le message. Car lorsque l’on parle du développement durable, indépendamment de ces quatre postures, c’est presque toujours avec une visée incitative (figure 2).
D’aucuns trouveront peut-être ce découpage en quatre ou cinq approches trop froid, trop déshumanisé, y recherchant des soubassements plus profonds, plus spirituels peut-être. En effet, le mouvement vers un développement durable passe probablement aussi par un cheminement individuel et collectif vers plus de sagesse et de respect, par un développement de la sacralité du « vivre ensemble » autant que de la nature.
Le développement durable n’est pas qu’un ensemble de visions, c’est un état d’esprit, une philosophie de l’existence qui devrait, autant que possible, préexister à la théorie. Loin des dogmes et des luttes de territoires intellectuels et idéologiques, nous devons garder à l’esprit que l’essentiel est que ces démarches restent incitatives, quelles que soient leurs formes. Acceptons donc cette invitation à nous remettre en question, à trouver d’autres voies que celles que tracent nos habitudes, à imaginer notre confort dans une optique différente de celle que prône l’économie à tout crin, c’est-à-dire la perspective du « toujours plus » : le développement n’est pas nécessairement croissance.
Quelles que soient nos différences sémantiques, tirons toutes et tous à la même corde. Nous ne serons jamais assez créatifs pour permettre à plus de 7 milliards de personnes de vivre décemment et en harmonie avec notre désormais si petite planète bleue. Le développement durable n’est pas un concept parfait mais, si nous savons maintenir le concept vivant, il est susceptible de nous y aider.
Richard-Emmanuel Eastes, Chercheur associé au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel (Suisse) – Chercheur associé au Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences, Université de Genève et Francine Pellaud, Docteure en sciences de l’éducation, professeure spécialisée, Haute École pédagogique de Fribourg
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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