Par Richard-Emmanuel Eastes, Université de Genève
« Notre nation est plus divisée que nous ne le pensions » reconnaissait Hillary Clinton quelques heures après sa défaite à l’élection présidentielle américaine. Divisées et polarisées, les sociétés occidentales semblent l’être de plus en plus, et leurs élites toujours plus étonnées à chaque fois que ces divisions se manifestent dans les urnes, sur les médias sociaux ou sur les plages.
Comment le « débat démocratique », qui semble pourtant s’exercer largement et sans tabous via un large ensemble de canaux de communication au point d’en être parfois théâtralisé à l’extrême, peut-il à se point faillir à nous faire prendre conscience de l’existence de si forts courants d’opinion antagonistes et, a fortiori, nous empêcher de comprendre les raisons qui poussent nos concitoyens à penser de manières si radicalement différentes ?
La culture du débat en question
Pour répondre partiellement à cette question, nous faisons l’hypothèse d’une culture du dialogue dévoyée qui, lorsqu’elle ne l’utilise pas à des fins commerciales pour divertir les téléspectateurs, considère le débat comme une manière d’imposer ses idées au lieu de servir à exposer et à clarifier les différences de points de vue entre les débatteurs. Deux caractéristiques qui tendent à le rapprocher davantage du combat de gladiateurs que du dialogue constructif.
Dans un monde divisé, clivé par les inégalités de toutes natures, s’il n’est pas possible de mettre tout le monde d’accord, le débat ne doit pas servir à mettre ses adversaires au tapis mais à « construire le désaccord », c’est-à-dire à identifier précisément les points de divergence des opinions exprimées pour tenter d’en comprendre les origines… et mieux les respecter. Devant les incompréhensions réciproques actuelles des acteurs de la société civile, nous dénonçons pourtant une conception du débat qui érige la sophistique et la rhétorique en valeurs supérieures à l’écoute et à l’empathie.
Dans la perspective de remédier au cloisonnement et à la polarisation des idées auprès des jeunes populations, l’école a bien tenté de développer des formes de dialogue autour des questions « socialement vives », mais en les articulant essentiellement autour de la notion de « débat ». En Suisse par exemple, le programme La jeunesse débat a pour objectif de promouvoir le dialogue et l’implication démocratiques ; en France, diverses incitations associatives, pédagogiques et académiques incitent à l’organisation de débats en classe.
Mais en incitant sans nécessairement le vouloir à la joute dialectique, ces dispositifs présentent toujours le risque de mettre davantage l’accent sur le pouvoir de conviction et sur l’éloquence que sur la capacité d’écoute, et donc de développer finalement des compétences plus rhétoriques qu’empathiques auprès des élèves. En témoignent les « concours de débats » organisés dans l’enseignement supérieur en France et outre-Atlantique, qui constituent une parfaite caricature de cette déviance.
Réapprendre à dialoguer… grâce à la science ?
Dans un tout autre registre, les avancées technologiques liées aux activités des laboratoires et entreprises à caractère scientifique soulèvent parfois elles aussi des questions dites « socialement vives », quand bien même elles constituent un progrès manifeste pour leurs initiateurs. Et il y a de quoi : les innovations issues des laboratoires de recherche contribueront assurément à rendre le monde de demain aussi différent de celui d’aujourd’hui que ne l’est celui d’hier, laissant prévoir un nouveau lot d’effets inattendus en termes de santé, d’écologie, de modes de vie, voire de mœurs (que l’on songe par exemple à l’influence des progrès des sciences du vivant sur nos rapports à la beauté, la performance, la procréation, la mort…).
Or il se pourrait bien que, dans le traitement qui est fait par la communauté scientifique de ces questions socialement vives particulières, se trouvent des pistes utiles à l’entretien de la qualité du dialogue sociétal en général. En effet, l’exercice de la démocratie suggère que, compte tenu de leurs extraordinaires impacts sociétaux, ces progrès scientifiques et techniques fassent l’objet d’un minimum d’appréciation et de choix de la part de la société civile, en fonction des risques et des bénéfices qu’ils présentent d’une part, mais également à l’aune des valeurs qu’ils contribuent à bousculer.
C’est ce qui explique que les citoyens semblent de moins en moins enclins à accepter les formes de communication scientifique, technique et industrielle destinées simplement à justifier a posteriori des choix technologiques imposés sans que leur voix ait pu être entendue, quand bien même elles proposeraient de les mettre en débat, ce que dénonçait déjà en 2003 La Revue Durable :
« Les sciences et les techniques ont beau occuper une place centrale dans nos sociétés modernes, elles n’en flottent pas moins à la périphérie de leurs dispositifs démocratiques ».
Dès lors, dans le domaine des sciences et des technologies, et notamment lorsque l’intérêt de leurs applications peine à être admis par l’ensemble de la population, la construction du désaccord apparaît tout aussi cruciale que lorsque le débat porte sur les questions d’immigration, d’intégration et de laïcité : dialoguer autour des thèmes du climat, des OGM, du nucléaire, de l’expérimentation animale ou du créationnisme nécessite des activités de délibération délicates au regard des valeurs et des croyances mises en jeu, surtout lorsque de l’issue de ce dialogue dépendent des décisions politiques concrètes.
La médiation scientifique et le dialogue science-société
Pour les acteurs de la culture scientifique et technique, il s’agissait donc d’inventer une forme de communication publique qui permette à la fois le débat et l’information, c’est-à-dire l’apport de connaissances scientifiquement valides mais également leur confrontation avec l’opinion des différents interlocuteurs, des diverses parties prenantes. C’est ainsi qu’en France, cet état d’esprit est devenu consubstantiel à l’idée de « médiation scientifique », conduisant des musées de science et des associations de culture scientifique à développer des concepts et des outils porteurs d’un état d’esprit très différent du traditionnel « débat d’idées » par lequel les protagonistes cherchent plus souvent à se convaincre qu’à se comprendre.
D’un point de vue pratique et pour permettre une écoute et un dialogue véritable, ces formes pédagogiques devaient nécessairement être participatives, de sorte que les publics puissent discuter des impacts des innovations technologiques sur la société à l’aune de leurs connaissances (profanes ou académiques), de leurs valeurs et de leurs imaginaires : bars de sciences, ateliers-débats, conférences interactives, théâtre-forum, jeux de rôle… Parmi ces techniques, les « jeux de discussion » nous semblent tenir une place pertinente et très particulière.
Ainsi le monde de la science a-t-il déjà commencé à diriger ses pas dans la direction d’un dialogue responsable avec la société civile. Saurons-nous plus généralement inventer des formes de dialogue adaptées au traitement des extraordinaires questions socialement vives qui se présentent à nous, et ainsi réinventer une culture du débat saine et constructive, basée sur l’écoute de l’opinion et non sur sa conquête ?
Nous ne pouvons probablement pas nous offrir le luxe d’en douter.
Richard-Emmanuel Eastes, Chercheur associé au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel (Suisse) – Chercheur associé au Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences, Université de Genève
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.