Par Thierry Weil, Mines ParisTech – PSL
Les théories économiques qui font référence se montrent de moins en moins capables de répondre aux défis auxquels nous faisons face. Pourtant, les tentatives d’explorer des alternatives sont souvent dénoncées comme de l’obscurantisme.
En novembre 2009, sortant de sa réserve habituelle, la Reine d’Angleterre a demandé pourquoi les économistes n’avaient pas prévu la crise.
Sa Majesté était indulgente, car non contents de ne pas avoir imaginé la crise, certains ont pris la plume pour dénoncer l’inquiétude infondée de ceux qui l’envisageaient. Par exemple, alors que Nouriel Roubini avait expliqué en septembre 2006 devant des spécialistes du FMI qu’une crise majeure était en gestation et en avait décrit précisément les mécanismes, Augustin Landier et David Thesmar dénonçaient cette « idée devenue banale » que les marchés dopés par un excès d’endettement étaient sur le point d’exploser (Les Echos, 27 juillet 2007, « Le mégakrach n’aura pas lieu »). Leurs deux arguments étaient l’efficacité technique du contrôle des risques et des incitations d’une part, la diminution du risque systémique grâce aux deux innovations qu’étaient la titrisation et les dérivés de crédits, d’autre part !
Haro sur les malpensants
On pourrait penser que la communauté des économistes, échaudée par de tels exemples, aurait remis en question une théorie aussi manifestement démentie par la réalité. C’est l’inverse qui s’est produit. La théorie des marchés efficients reste plus que jamais la référence. Quelques perfectionnements permettent de traiter à la marge des cas d’inefficience manifeste et ainsi de se ramener au cadre précédent.
Le courant « orthodoxe » décrédibilise et exclut du débat ceux qui explorent des approches alternatives. Le phénomène est mondial. Pour ce qui est de la France, les défenseurs de l’orthodoxie se sont ainsi opposés il y a deux ans à la création d’une nouvelle section « Institutions, économie, territoire et société » au sein des universités, qui aurait accueilli les tenants d’approches alternatives.
Non contents d’avoir virtuellement éliminé leurs contradicteurs de l’enseignement supérieur, certains proposent aujourd’hui de les écarter des débats publics. C’est l’objet du livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg « le négationnisme économique et comment s’en débarrasser » qui a fait l’objet d’une forte promotion dans les médias.
Une lueur d’espoir
On se félicitera d’autant plus d’une initiative encore discrète : la Society for Progress. Celle-ci rassemble quelques-uns des meilleurs universitaires mondiaux, dont plusieurs prix Nobel, mais aussi quelques grands dirigeants d’entreprise. Il ne s’agit pas d’antilibéraux primaires, mais d’enseignants réputés d’institutions comme Harvard, Stanford, Princeton, le MIT ou l’Insead. Tous reconnaissent la créativité et l’efficacité de la libre entreprise et d’un système économique décentralisé.
Pour autant, ils refusent l’incomplétude d’un système incapable de promouvoir efficacement les progrès sociétaux. Un tel système n’est, selon eux, ni durable ni satisfaisant. Ils constatent que la « division du travail » consistant à confier la création de richesses au secteur privé et les objectifs de progrès au secteur public ne fonctionne pas. Ils attendent d’un dialogue entre praticiens et universitaires de disciplines diverses (notamment économie, psychologie, sociologie, management, philosophie) qu’il permette d’élaborer un nouveau paradigme cohérent.
Près de trois ans après sa fondation, la Société pour le Progrès a décerné cinq prix en juillet dernier. Ces médailles du progrès, remises cette semaine à l’INSEAD, honorent cinq récipiendaires, dont une dirigeante d’entreprise :
- Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi pour leur travail commun sur une mesure du bien-être sociétal plus significative que le PIB
- Klaus Schwab, fondateur du forum économique mondial de Davos, pour ses travaux pionniers sur la multiplicité des parties prenantes des entreprises
- Richard Locke, pour ses travaux sur l’équité tout au long des chaînes d’approvisionnement
- James March, pour son travail fondateur sur les limites de la rationalité, la logique de l’identité, l’usage de postures ludiques et déraisonnables pour compenser les méfaits du sur-apprentissage et de la conformité (ajoutons qu’il est aussi un des pionniers du néo-institutionnalisme)
- Indra Nooyi, PDG de PepsiCo, qui a mis en pratique l’idée qu’il est aussi important de s’intéresser à la manière de gagner de l’argent qu’aux montants gagnés.
À l’heure où certains reprennent le slogan de Margaret Thatcher, « il n’y a pas d’alternative » (au marché dérégulé), nous ne pouvons que nous réjouir du volontarisme de la « Society for Progress » et plus généralement de tous les travaux pluralistes conduisant à associer toutes les bonnes volontés à la construction de principes de régulation permettant l’épanouissement d’une société prospère, inclusive et durable.
Thierry Weil, Membre de l’Académie des technologies, Professeur au centre d’économie industrielle, Mines ParisTech – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.