Les sociétés civiles des rives sud de la Méditerranée : un espoir pour « demain »

Publié le 30/11/2016 - en partenariat avec The Conversation

À Marrakech, lors de la COP22, le 18 novembre dernier. Fadel Sena/AFP À Marrakech, lors de la COP22, le 18 novembre dernier. Fadel Sena/AFP
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Par Emmanuel Matteudi, Université Aix-Marseille

Martin Pericard (Agence française du développement, chargé de cours à Paris 8) a co-écrit cet article.


Les rives sud de la Méditerranée pourraient-elles connaître des initiatives citoyennes autres que celles observées au moment du printemps arabe de 2011 ? Des initiatives moins directement politiques, centrées sur l’amélioration du quotidien de chacun, porteuses d’espoir dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et de la protection sociale, dans un autre rapport à l’État et aux pouvoirs en place ? C’est assurément sur ce champ des dynamiques socioéconomiques qu’il nous faut maintenant déplacer la lumière des projecteurs que le printemps arabe a, malgré lui, occulté.

Un moment historique inédit

Longtemps privées de toute expression, les sociétés civiles d’un certain nombre de pays du monde arabe se sont réveillées en 2011 contre les dictatures en place, conduisant au chaos politique que l’on connaît en Syrie et en Libye, mais aussi à des évolutions démocratiques inespérées en Tunisie et au Maroc. Ce moment historique inédit a donc eu des conséquences très différentes selon les pays concernés, faisant des rives sud de la Méditerranée, une zone nouvellement hétérogène, aussi bien sur le plan politique, économique que social.

À ces bouleversements internes à chaque pays est venue s’ajouter l’émigration de plus de 4 millions de réfugiés syriens qui se sont additionnés aux migrants économiques et réfugiés d’Afrique subsaharienne pour s’installer dans les pays voisins (Afrique du Nord, Égypte, Liban, Turquie, Jordanie, Irak, etc.) ou tenter la traversée en direction de l’Europe. Ainsi, 3 000 migrants ont-ils péri noyés en 2015 et, au rythme actuel, 2016 pourrait être l’année la plus meurtrière pour les réfugiés, selon l’Office international pour les migrations.

Dans cette complexité et instabilité grandissante entre plusieurs mondes entrés en tension, il y a un point commun à toutes les situations, celui d’avoir vu des sociétés civiles désireuses de libertés. Malheureusement écrasée dans certains cas, heureusement entendue mais aussi contrôlée dans d’autres, l’expression citoyenne a ensuite trouvé, à des degrés plus ou moins élevés, ses limites sur le terrain de l’expression politique.

Des sociétés civiles émergentes, initiatrices d’actions nouvelles

D’autres initiatives ont cependant progressivement émergé, dans des domaines touchant à l’éducation, l’emploi, la protection sociale, l’environnement, qui témoignent d’une effervescence nouvelle. Des initiatives qui empruntent aux solidarités communautaires et familiales, préoccupées par le souci du mieux vivre ensemble, et qui innovent, avec ou sans l’aide des pouvoirs publics.

Pour beaucoup, elles naissent et se développent au sein d’associations dont le tissu ne cesse de se densifier. Ainsi, même si certaines associations déclarées n’existent plus ou ne sont que des coquilles vides, même si certaines sont portées par les pouvoirs en place et donc pieds et poings liés avec celui-ci, leur démultiplication récente à l’échelle de plusieurs pays, est bien révélatrice d’une dynamique sociale fondamentalement nouvelle.

Une étude sur les associations au Maroc publiée en septembre 2016 par le Ministère de l’Intérieur indiquait que la société civile a connu une croissance et une diversification soutenues depuis la fin des années 1990. Le nombre d’associations qui n’étaient, en effet, que de l’ordre de 4 000 au début de la décennie précédente représentent aujourd’hui 116 836 entités, dont 93 % n’opèrent qu’au niveau local.

En Tunisie, la nomination de Kamel Jendoubi, militant de la société civile, comme ministre des Relations avec les instances constitutionnelles, la société Civile et les droits de l’Homme a donné un signal fort dans un pays où depuis la révolution de 2011, plus de 10 000 associations ont été créées avec 18 738 entités officiellement recensées aujourd’hui.

En Tunisie, l’un des pays au sud de la Méditerranée où la société civile est la plus active.
Amine Ghrabi/Flickr, CC BY-ND

À côté de ce que signifie le développement massif des associations, il y a ce qui a motivé leurs champs d’intervention, qui concernent les libertés publiques certes, mais aussi et surtout le développement socio-économique des populations, aussi bien urbaines que rurales. Portées par des citoyens souvent mobilisés, elles développent ainsi des microprojets dans des domaines de plus en plus diversifiés et souvent innovants.

En témoignent de récentes expériences d’écoles communautaires au Maroc portées par des projets pédagogiques impliquant fortement les parents – tel le programme Action nationale pour la petite enfance en milieu rural (ANEER) de la Fondation Zakoura – ou des initiatives de sauvegarde des oasis au Maghreb portées par les acteurs locaux.

De nouvelles formes de mobilisation autour du handicap pour mieux penser les territoires inclusifs voient aussi le jour (citons l’exemple de l’Association de la ferme thérapeutique pour handicapés à Sidi Thabet en Tunisie), ou encore des formes d’emploi dans le domaine agricole, artisanal ou des services, qui fonctionnent de plus en plus sous la forme de coopératives, dont les modes d’organisation se diversifient.

Signe de l’intérêt et de la portée potentielle des actions menées par la société civile dans les domaines évoqués, les acteurs de l’aide au développement – États, bailleurs de fonds, collectivités locales – se sont également lancés dans l’aventure en soutenant leurs projets. Quelque peu « oubliées » des premières décennies de l’aide au développement, les sociétés civiles sont ainsi devenues un acteur central d’une grande majorité de projets.

Il n’y a même plus à ce jour un seul programme qui ne les prenne en compte, à partir d’une démarche participative, qui les impliquera plus ou moins fortement et plus ou moins efficacement. En Algérie et en Tunisie, les Programmes concertés pluri-acteurs (PCPA) promeuvent même une coopération inédite entre sociétés civiles des deux rives de la Méditerranée et appuient des dizaines de microprojets mettant en lien les acteurs du Nord et du Sud.

Trois points de vigilance

Ces initiatives sont-elles en passe de faire bouger les lignes, et de donner naissance à de nouveaux espoirs ? Il est bien évidemment trop tôt pour le dire de manière catégorique. En attendant, elles révèlent une évolution, signalent quelque chose de nouveau, indispensable à observer et à comprendre, notamment parce que nous ne savons pas encore s’il s’agit d’une lame de fond ou de simples soubresauts de sociétés qui aspirent à de nouvelles formes du vivre ensemble, avec ou sans l’aide des pouvoirs publics. Dans un cas comme dans l’autre, c’est en tout cas, et assurément, un vivier d’expériences alternatives et, de fait, des idées profondément nouvelles pour « demain ».

Pour cette raison, en soi essentielle, ce sont trois points de vigilance qu’il faut avoir à l’esprit pour s’assurer de leur développement :

  • Le premier, c’est la manière de les accompagner. Refusant de souscrire au débat qui consiste à se demander s’il faut les aider ou pas, c’est plutôt sur le terrain du « comment faire » qu’il est indispensable de s’interroger. Une approche qui doit assurément être portée par le souci d’un accompagnement soutenu, au cas par cas, et au quotidien. Une logique de proximité, qui privilégie le renforcement de capacités, à côté de l’appui financier à certains de leurs projets, mais aussi la co-construction de ces derniers avec tous les acteurs concernés.
  • Le second, c’est la question des échelles. Relevant de micro-initiatives, ces expériences citoyennes sont le plus souvent fortement territorialisées. C’est ainsi à l’échelle d’un îlot, d’un quartier, d’un village qu’elles prennent forme, notamment parce qu’elles relèvent d’un désir d’une économie et d’une démocratie de proximité ou de solidarités de voisinage, qu’elles soient communautaires ou familiales. C’est donc en veillant à des actions qui valorisent leur ancrage territorial qu’il faut inscrire les formes de l’aide.
  • Le troisième, c’est celui du relais institutionnel. Souvent menacée par un devenir incertain sur le plan économique, l’implication des pouvoirs publics est importante pour les accompagner, mais à partir d’une approche « par le bas » qui cherchera à éviter que toute institutionnalisation potentielle des démarches ne tue la portée créatrice et libre de ces initiatives.

Ainsi, des signaux d’un changement possible en Méditerranée sont à nos yeux perceptibles à ce jour. Encore éloignés des écrans radars, il semble cependant essentiel de mieux les observer pour les accompagner dans la dynamique potentiellement émancipatrice qu’ils peuvent avoir auprès des sociétés qui les ont vus naître.

The Conversation

Emmanuel Matteudi, Professeur d’université en Urbanisme, Université Aix-Marseille

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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